Le paysage est subjectif révélait Bernard Lassus. Il se donne à voir à chacun selon sa sensibilité, son humeur et sa culture. Il est aussi subjectif pour chacun d’entre nous qui ne le percevons pas de manière constante à travers le temps ou même entre deux instants. Le choix de points de vue offert par l’ouvrage offre sans doute une gamme de perceptions proposée par le photographe, gamme qui laisse le lecteur libre de son interprétation et de ses sensations sans doute constamment renouvelées chaque fois qu’il y revient, pour peu qu’il prenne le temps de s’y arrêter. En effet, la lenteur s’impose en opposition avec la vitesse vaine de l’époque où l’on consomme le territoire dans tous les sens du terme.
 Argiles, ce titre indique que le sol, sur lequel tous les sites photographiés prennent racine, n’est pas neutre mais exprime et génère des réalités inattendues et diverses. Quelle étrangeté à l’heure de la banalisation des territoires, du vocabulaire générique qui nie les différences, considère le non construit comme du vide. Non, le sol est vivant, toujours unique, porteur de poésie, de beauté, de laideur mais aussi de biodiversité, de paysage, de vécu et d’ancrage dans un territoire.
 Le vide ! La France rurale est souvent qualifiée de vide par rapport à des voisins bien plus denses et ce fut une sorte de justification au laisser-faire d’une construction débridée sur tout le territoire, cet étalement urbain que l’État veut à présent com - battre avec le slogan de « zéro artificialisation nette », comme un obèse qui déciderait de devenir quasi anorexique du jour au lendemain. Ce « vide », j’ai pu le qualifier de « territoire oublié », lieux où les gens se sentent parfois oubliés dans une France qui parie sur la dynamique de ses métropoles, elles-mêmes souvent bien petites au regard de la moindre ville moyenne allemande ou nééerlandaise. Nos « territoires oubliés » sont sans doute le sel de la France, celui des paysages, du patrimoine, de l’agriculture. Ils sont aussi les lieux de tous nos enjeux face au réchauffement climatique, les lieux où se joueront  l’agriculture nourricière de demain, la biodiversité, la gestion de l’eau de plus en plus précieuse comme l’accueil des nouvelles énergies. Ce sont aussi les lieux de l’ancrage territorial, de l’identité, de la géographie et de l’histoire. Ils inventent leur destin innovant dans nombre de projets qui embellissent les villages, recomposent Argiles dernière version 6 l’espace public, reconvertissent les granges pour en faire des tiers lieux, des espaces de coworking… L’inventivité est à l’œuvre dessinant un destin tout autre que celui d’une France vidée de son terreau, refusant le destin qui menace l’Espagne : España vaciada…
 Les photos subtiles de l’ouvrage jouent souvent sur de faibles variations de gris, d’imperceptibles différences entre arbres, foins et route, entre route et végétal. Les nuances de gris révèlent la beauté des petites choses : grange ou château abandonnés, silos qui mettent en lumière un béton magnifique si décrié pourtant, arbres isolés dans une plaine qui se dressent comme un monument à la nature en parallèle avec un calvaire sur promontoire, château à la De Chirico – monument américain à Château-Thierry  –, répétition de croix militaires dans un cimetière infini, fo - rêts, géographie rigoureuse des bottes de paille sur une plaine agricole, … Sont aussi magnifiés des objets honnis de la civilisation moderne rappelant qu’aucun territoire en France n’est vraiment isolé, poteaux et lignes électriques, routes en courbe aux bords naturels, … Antoine Dambrine irait jusqu’à faire aimer les éoliennes, objets de toutes les vindictes, pourtant si indispensables à l’énergie propre de demain. L’eau se glisse dans le paysage montrant les liens entre le relief, l’eau, le végétal et le sol vivant. En témoigne le seul être vivant qui apparaît dressé dans la nature, un cheval ! Mais l’être humain absent visuellement est omniprésent dans les constructions, les ballot de paille, le paysage cultivé, les arbres en espaliers. Il se devine loin des selfies et de la glorification de soi car il est supposé être en symbiose avec la nature tout en étant acteur du territoire et son bénéficiaire.
 L’ouvrage appelle à la patience, qualité oubliée, rare et pourtant si nécessaire pour capter les ciels mouvants, les nuances colorées, la dimension artistique d’un paysage travaillé par l’homme, les beautés évidentes comme les beautés cachées, … si fragiles et si subtiles qu’un rien peut les faire disparaître… Souhaitons que ce livre participe à mieux les faire aimer et à les défendre

Ariella Masboungi
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